Concentrée à ses débuts sur les paiements, la finance décentralisée a connu un véritable boom depuis 2020: le secteur offre désormais un large éventail de services. (Photo: 123RF)
LES CLÉS DE LA CRYPTO est une rubrique qui décode patiemment l’univers de la cryptomonnaie et ses secousses boursières, industrielles et médiatiques. François Remy se donne pour mission d’identifier les entrepreneurs prometteurs, de décoder les progrès techniques et d’anticiper les impacts industriel et sociétal de cette monnaie numérique.
(Illustration: Camille Charbonneau)
LES CLÉS DE LA CRYPTO. Même si elle constitue un écosystème complexe, la finance décentralisée (DeFi) a connu une croissance rapide. Les innovations qu’elle charrie ouvrent des possibilités pour les futurs systèmes monétaires et de paiement. Mais contrairement à ce que prétendent nombre d’évangélistes crypto, les perspectives positives ne s’avèrent pas infinies. Pas encore, en tout cas.
Concentrée à ses débuts sur les paiements, la finance décentralisée a connu un véritable boom depuis 2020. Le secteur offre désormais un large éventail de services, principalement déployés sur la blockchain publique Ethereum.
Telle une lasagne technologique, la DeFi repose sur une architecture en couches: la couche de base — la chaîne de blocs — qui permet l’enregistrement et le règlement de transactions et sert de fondation aux développeurs pour créer des actifs crypto (tokens, stablecoins, NFT). Dans le cas d’Ethereum, une couche supérieure — celle des applications — permet la mise en œuvre des services financiers, tels que l’octroi de prêts et la gestion d’actifs.
«La finance décentralisée apporte son lot d’innovations et ouvre de nouvelles possibilités», reconnaît Jonathan Chiu, conseiller principal en recherches à la Banque du Canada, dans une récente note analytique.
Le chercheur du département des Opérations bancaires et des paiements de la banque centrale cite trois principales forces théoriques de la DeFi: l’offre de service accrue (atténuant les frictions dans le système), la concurrence accrue (réduisant la concentration de marché), et la transparence accrue (en remplaçant les intermédiaires par des contrats intelligents).
«Toutefois, de façon générale, ses avantages sur le plan économique restent limités», estime Jonathan Chiu.
Un potentiel freiné
Trois obstacles majeurs se dresseraient ainsi sur la route de l’adoption de la finance décentralisée et l’empêcheraient d’atteindre son potentiel. D’emblée, une tokenisation limitée.
«Seuls les actifs sous forme de jetons peuvent être consignés dans la chaîne de blocs et interagir avec les contrats intelligents», épingle Jonathan Chiu. Autrement dit, peu d’actifs réels ont déjà été tokenisés jusqu’à présent. «Ce qui donne lieu à un système autoréférentiel axé principalement sur des échanges spéculatifs de cryptoactifs. La contribution à l’économie réelle demeure minime.»
À côté de cela, il convient de souligner un phénomène de concentration. Chaque secteur de la DeFi comprend en effet plusieurs fournisseurs et protocoles, mais la majeure partie de la valeur reste verrouillée auprès de quelques-uns seulement. Ce qui, combiné à l’interconnectivité grandissante des écosystèmes décentralisés, pose problème.
«Si l’un de ces principaux protocoles devait subir un choc opérationnel ou financier, les effets pourraient se propager à l’ensemble du système», explique le conseiller de la banque centrale.
Les promesses d’accessibilité et de démocratisation de la finance décentralisée qui cherche à éliminer les intermédiaires centralisés se heurtent à une réalité technique: la gestion des clés privées, l’interaction avec les blockchains et le paramétrage des contrats intelligents… mais tout cela requiert des connaissances spécialisées qui interfèrent avec la participation directe des particuliers.
«On assiste à l’émergence d’intermédiaires centralisés, qui ne sont pas transparents ni réglementés (finance centralisée), et dont le fonctionnement est très différent de celui des plateformes de finance décentralisée», pointe l’auteur. «Ces intermédiaires offrent aussi des services financiers basés sur les cryptoactifs, mais contrairement aux plateformes de finance décentralisée, ils sont dirigés par des personnes — et non par des contrats intelligents —, ce qui les rend peu transparents et expose les investisseurs à des risques». Et, entre la récente mise au pilori de Binance par le département de la Justice américaine ou la condamnation du patron de FTX, ce n’est guère l’actualité qui contredira ce constat.
Défis réglementaires
Des enjeux politiques émergent, car la DeFi exposerait la planète finance à d’éventuels nouveaux séismes. Certes, à l’heure d’écrire ces lignes, «blockchainisation» et «tokenisation» comportent peu de menaces critiques pour la stabilité du vieux monde financier.
«Cependant, ses liens avec l’économie réelle pourraient s’accroître au fil du temps. De nombreuses vulnérabilités de la finance décentralisée sont similaires à celles du système financier traditionnel: risque de retraits massifs du côté des stablecoins, effet de levier en lien avec les prêts et l’interconnectivité des protocoles», insiste Jonathan Chiu.
En plus, DeFi accuse de nouveaux points de défaillance, par exemple quand les chaînes de blocs se connectent entre elles ou au monde extérieur (voir les ponts interchaînes et les oracles.
Sans compter qu’avec les technologies popularisées par Bitcoin, les opérations financières ont gagné en rapidité, mais aussi en ampleur.
«Les prêts éclair donnent l’occasion à des individus malveillants d’acquérir des milliards de dollars de fonds sans vérification de crédit ni exigence de garanties», cite le conseiller en recherches de la Banque du Canada, rappelant que les décideurs et les organismes de réglementation doivent toujours trouver le juste équilibre entre la promotion de l’innovation et l’atténuation des risques.
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